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Chapitre 1

Allah Akbar en plein Champs-Elysées ...

Qui eut cru qu’un jour, le muezzin appellerait les fidèles à la prière sur ce qu’on a surnommé la plus belle avenue du monde, en plein Paris, capitale de “la fille aînée de l’Église”?
 


 

Par un 9 décembre 1986 ensoleillé, le prince Salman Bin Abdul Aziz, gouverneur de la province de Riyad (devenu roi du Royaume d'Arabie Saoudite le 23 janvier 2015), frère du roi Fahd et fils comme lui du roi Ibn Saud, le père fondateur de l’Arabie Saoudite, inaugure aux côtés du président François Mitterrand l’exposition « Riyad d’hier à aujourd’hui » au Grand Palais.
 


 

« Cela fait quatre ans, dit-il, que je ne cesse de lire des télégrammes diplomatiques, de recevoir des appels des princes et des notables qui, tous, me vantent les mérites de ta radio ! Mais il a fallu que je quitte mon domicile hier, sur l’avenue Foch, aux alentours de midi, pour aller déjeuner avec le prince Abdallah al Faisal au Fouquet’s, pour être ébranlé par l’impact de la voix du muezzin appelant à la prière de midi pendant ma descente des Champs-Élysées en voiture… J’en avais la chair de poule, ajoute le prince Salman. J’ai vraiment compris à ce moment-là l’immensité de ton œuvre et l’envergure de ta réalisation… »
 


 

L’homme auquel il s’adresse ce jour-là est Raghid el Chammah, fondateur de Radio-Orient, qui le premier a su mesurer l’importance de donner une voix à l’Islam en France ; à un Islam « tricolore, laïc et  républicain », depuis la France. Radio-Orient est née de son rêve, de sa ténacité, de son inventivité. Si elle existe en 1986, c’est parce qu’il la tient à bout de bras depuis quatre ans…
 


 

Et si Radio-Orient existe encore aujourd’hui, c’est parce que dès sa naissance en 1981, à l’époque de la dérégulation des ondes – donc dans l’illégalité comme toutes les radios libres – Raghid el Chammah a voulu créer une radio dynamique, moderne, professionnelle et ouverte sur le monde. Une radio qui diffusait à la fois « La Marseillaise »en ouverture d’antenne et l’appel à la prière du vendredi midi en direct de la Mecque. Qui alternait musique du hit-parade et cours d’arabe classique, interviews des ténors de la politique française et des personnalités du monde arabe. Qui s’adressait aux Musulmans de France, tout en ouvrant son antenne aux autres communautés religieuses. Qui prêchait un Islam modéré, tricolore et républicain à l’heure où l’islamisme n’était encore qu’un grondement venu d’Iran et non un mot faisant trembler le monde entier.
 

Une petite station parisienne dont le logo était une Tour Eiffel coiffée d’un palmier, qui devint l’une des fréquences les plus écoutées du paysage radiophonique  français, avec des correspondants dans toutes les capitales étrangères, diffusée au Proche-Orient, écoutée jusqu’en Amérique…
 


 

Izaat al chark, sawt al arab wal Muslimin fi Paris…
 


 


 

 

Pourquoi la France ?

 

Parce qu’il était là, comme tant de jeunes Libanais poussés hors de leurs frontières par la guerre civile de 1975 et parmi lesquels il recruterait une bonne partie de son équipe, toutes appartenances religieuses confondues.

 

Parce que Paris était  indéniablement à ses yeux « la plus grande capitale du monde arabe », et ce à plus d’un titre, qu’il s’agisse des liens politiques et financiers tissés par les pouvoirs politiques français avec les leaders du Proche et du Moyen-Orient ; de la présence d’une dynamique communauté libanaise qui s’est toujours trouvée chez elle à Paris comme à Beyrouth ; et surtout, de l’essor d’une génération issue de l’immigration postcoloniale, décidée à réclamer sa place au sein de la société française. Sans oublier, bien sûr, les stars de la musique arabe qui ont toujours fait de la capitale française un passage obligé de leurs tournées mondiales – d’Oum Kalsoum, Abdelwahab et Farid el Atrache aux stars du raï comme Khaled et Mami, en passant par la Libanaise Fayrouz ou Warda, « La Rose Algérienne » née de mère libanaise dans la banlieue parisienne…

 

Enfin, la France du début des années 80 est le laboratoire d’un média qui  a explosé en Italie quelques années auparavant : la radio libre. Facile à mettre en place, relativement peu onéreuse, extraordinairement flexible, elle est promise à un essor irrésistible. D’autant que la gauche française, fraîchement victorieuse aux élections de mai 1981, est son alliée objective face au monopole d’État qui contrôlait jusqu’alors tout discours sur les ondes...

 

À l’aube des années 80, lancer une radio communautaire axée sur la religion musulmane est donc un pari audacieux, mais jouable. Pari réussi puisqu’en 2008, selon Médiamétrie1, Radio Orient  devançait l’ensemble des radios thématiques communautaires et même en Ile de France, des radios comme Nova ou Oui FM !

 

Mais derrière ce succès et cette pérennité se cache une histoire riche en péripéties, d’autant plus passionnante qu’elle se situe au carrefour de plusieurs grands courants historiques. En France, la révolution sociale des années 80, avec la libéralisation des ondes, les grands mouvements antiracistes, les tensions de la cohabitation sous les deux septennats du président François Mitterrand. Au Proche et au Moyen-Orient, la guerre au Liban, la montée en puissance des états pétroliers, le processus de légitimation internationale de l’OLP, les accords de Taif...

Les personnages qui défilent devant les micros de Radio-Orient ou dans ses coulisses, des couloirs de l’Élysée aux diwans des palais saoudiens, font partie des hommes-clés de l’époque. On croisera au gré de ces pages des leaders du monde arabe comme le roi Fahd bin Abdul Aziz Al Saud ; le roi Hussein de Jordanie ;  le président tunisien Zine El Abidine Ben Ali ; le président libanais Amine Gemayel ; le président syrien Hafez el-Assad ; Yasser Arafat dans son quartier-général de Tunis.

Mais aussi des hommes politiques français de premier plan comme François Mitterrand, Jacques Chirac et Roland Dumas, ministre des Relations extérieures (1984-1986), puis des Affaires étrangères (1988-1993) ; Charles Pasqua, ministre d’État, ministre de l’Intérieur (1986-1988 et 1993-1995) ; Lionel Jospin, ministre d’État, ministre de l’Éducation nationale (1988-1992) et Premier ministre (1997-2002) ; Pierre Joxe, ministre de l’Intérieur (1984-1986) et ministre de la Défense (1991-1993) ; Laurent Fabius, Premier ministre (1984-1986) ; Alain Juppé, ministre du Budget (1986-1988), ministre du budget 1986, puis des Affaires étrangères (1993-1995) et Premier ministre (1995-1997) ; mais aussi Nicolas Sarkozy, alors porte-parole du Gouvernement, ministre du Budget et chargé de la Communication (1993-1995)…

Parallèlement aux hommes de pouvoir -- et hors-antenne -- des hommes d’influence comme François de Grossouvre et Bernard Guillet, respectivement conseillers de François Mitterrand et de Charles Pasqua; Guy Perrimond, conseiller de Pierre Joxe ; Paul Anselin, ami de Jacques Chirac dont il sauva la vie durant la guerre d’Algérie, et maire de Ploërmel dans le Morbihan. Ce proche d’Alain Madelin était un fervent soutien du projet de Raghid el Chammah, dont il fut, tout comme Bernard Guillet et Guy Perrimond, l’un des témoins de mariage….

 

Mais par-delà cette distribution prestigieuse, l’épopée de Radio-Orient met en scène deux hommes qui s’allieront, puis s’affronteront : un self-made-man devenu milliardaire au lendemain du premier choc pétrolier, promis à un destin politique brillant puis au statut de “martyr”, et le jeune premier, communicant  brillant et ambitieux, issu de la bourgeoisie terrienne libanaise, qui aura tenu pendant des années une station à bout de bras, réussissant à la faire passer du statut de radio pirate tolérée par les autorités à celui de média écouté et respecté tant en France que dans le monde arabe...

La saga qui se déroule sur fond de pouvoir médiatique et de tensions internationales est aussi celle de ces deux hommes : Raghid el Chammah et Rafic Hariri.


 


 

1981-1983 : La naissance d’une petite major
 

Prélude dans l’anarchie des ondes
 

 

Saisies, brouillages, descentes de police, arrestations, émeutes puis manifestations monstres – celle en faveur de NRJ est soutenue par Dalida...

Ce qu’Annick Cojean, journaliste au “Monde” et aujourd’hui grand-reporter, a appelé “La Folle histoire des radios libres”2 est une épopée pleine de rebondissements spectaculaires, d’intrigues, d’alliances inattendues et de rivalités larvées. Dès 1977, année où Brice Lalonde annonce en direct sur le plateau de TF1 le lancement des « radios vertes3 » entre deux tours des élections municipales, ce sont des centaines de stations non autorisées, souvent éphémères,  qui envahissent la bande FM. Des dizaines d’émetteurs de faible puissance, généralement achetés en Italie, se disputent l’éther français dans la plus parfaite « anarchie des ondes », selon le terme lancé par les pouvoirs publics. Malgré les émissions brouillées, le matériel saisi lors de descentes parfois musclées, la nécessité pour certains d’émettre chaque soir d’un lieu différent, les radios pirates se multiplient. Des agitateurs politiques aux DJ de banlieue en passant par les ouvriers en grève ou les associations de quartier, c’est un véritable mouvement de société qui se dessine à la fin de l’ère giscardienne. Trois tendances majeures en émergeront : les radios musicales (dont RFM puis NRJ seront les exemples les plus spectaculaires), les radios d’expression locale ou d’associations et les radios « super-tract » à vocation politique.

Le 28 juin 1979, le Parti Socialiste lui-même lance  Radio Riposte dans ses locaux de la rue de Solferino : François Mitterrand, Laurent Fabius et d’autres membres du P.S. sont inculpés pour infraction au monopole de radiodiffusion, devenant ainsi des alliés objectifs des pionniers de la radio libre.

Le 22 mai 1981, moins de quinze jours après l’élection de François Mitterrand à la présidence, son ministre de la Communication, Georges Fillioud, annonce l’intention de la nouvelle majorité d’abolir le monopole d’État sur les ondes. Le 15 août marque la publication d’une première liste de fréquences qui méritent de ne plus être brouillées. Mais si les radios libres obtiennent désormais droit de cité, c’est à la condition stricte qu’elles n’ouvriront pas leurs ondes à la publicité. « Non aux radios-frics », déclarera le premier ministre Pierre Mauroy sur France Inter le 21 septembre 1981, à l’encontre des souhaits de Georges Fillioud et des déclarations de François Mitterrand ...

Privées du moyen de vivre, les radios libres se disputent aussi un nombre extrêmement limité de fréquences. La Haute Autorité créée en août de la même année, et présidée par Michèle Cotta, se retrouve face à une situation quasiment insoluble : le 21 décembre, elle accorde cependant ses premières autorisations, réservées aux seules radios associatives dont la puissance d’émetteur ne dépasse pas 500 watts et un rayon de 30 kilomètres.

 

Dans ce contexte effervescent et relevant en général de l’aimable amateurisme, Radio-Orient se distingue d’entrée de jeu par son ambition et son aspiration à une rapide professionnalisation. Certes, la motivation communautaire est présente : Paris compte officiellement -- officieusement, ce chiffre est sans doute bien supérieur -- quelque 600 000 habitants arabes et musulmans de 65 nationalités, que seul l’Islam peut fédérer. « Un Islam compatible avec la francité, respectueux des institutions républicaines et en osmose avec la société française polyculturelle et pluriconfessionnelle », déclarera son fondateur et directeur au magazine “Arabies” lors du septième anniversaire de la station. « Car notre devoir est d’aider à l’enracinement des musulmans en France et non point de creuser un fossé religieux entre eux et la société française. »

Au fil des ans, cette vision de l’Islam jouera un rôle vital de contrepoids à la montée des intégrismes : en leur opposant un discours religieux tolérant et adapté à la modernité, Radio-Orient assumera une fonction modératrice que le seul discours laïc ne pourrait espérer remplir.

 

Mais la création de Radio-Orient est aussi, très simplement, une décision commerciale judicieuse : il s’agit, dans un premier temps, de saisir un créneau libre – celui d’une radio communautaire musulmane  -- et de l’occuper, jusqu’à ce que les circonstances permettent de légaliser la station puis de la rentabiliser.

 

Raghid el Chammah : du people au communautarisme …
 


 

À l’origine de ce projet  ambitieux, un journaliste libanais de 24 ans à l’époque, Raghid el Chammah. Issu d’une famille prospère de propriétaires terriens de Saïda, au sud du Liban, Raghid se retrouve, à l’instar d’un grand nombre de Libanais de sa génération, propulsé hors de son pays par la guerre qui ravagea le Pays du Cèdre à partir d’avril 1975. Inscrit à  la faculté de droit de l’université Paris 2 Sorbonne-Assas, c’est en France seulement qu’il prend pleinement conscience et pour la première fois de sa double identité d’Arabe et de Musulman. Ce qui allait de soi au Liban représente un handicap dans un pays où la majorité de la population musulmane est issue de l’immigration postcoloniale. En France, le regard porté sur la communauté musulmane  – qu’elle soit d’origine  maghrébine, africaine ou proche-orientale – est empreint de préjugés. Même les élites bien-pensantes et pleines de bonne volonté qui tendent la main à leurs « frères immigrés » véhiculent souvent une image misérabiliste de l’immigration arabo-islamique...

 

Comme grand nombre de ses compatriotes de la diaspora libanaise, Raghid el Chammah représente l’antithèse de tous ces clichés. Prospère, instruit, séduisant et sûr de lui, introduit dans les milieux people et showbiz grâce à la rubrique « célébrités » qu’il rédige pendant quatre ans pour le magazine libanais basé à Paris Almostakbal après avoir abandonné ses études de deuxième année de droit pour des études de marketing et de commerce international à l’École des Cadres , il a ses entrées chez les familles princières, notamment en Arabie Saoudite.

C’est en journaliste de célébrités d’ailleurs, qu’il suscite l’intérêt  gouverneur de la province de Riyad. le prince Salman Bin Abdul Aziz, frère du roi Fahd, tous deux fils du roi Ibn Saud, le père fondateur de l’Arabie Saoudite.

Le prince Salman rend visite ce jour-là à Nabil Khoury, patron de la rédaction d’Almostakbal, avenue George V. Alors qu’il est sur le point de quitter les lieux, il se rappelle ce jeune journaliste qui fréquente les célébrités et les stars et dont il apprécie les chroniques et les interviews, et demande à faire sa connaissance. Il rebrousse chemin pour aller le saluer et s’entretient assez longuement avec lui. L’intérêt du prestigieux visiteur pour la poussière d’étoiles porte immédiatement ses fruits : dès le lendemain, le directeur de la rédaction, M. Nabil Khoury, propose à Raghid six pages au lieu des deux qu’occupent sa rubrique, assorties d’une augmentation...

 

Mais Raghid el Chammah caresse des ambitions que le métier de journaliste, si passionnant qu’il fût, ne peut pas assouvir. Tout en demeurant à la rédaction d’Almostakbal, il monte la société de production Arabvision, qui produit des vidéos des spectacles des stars du monde arabe de passage à Paris : l’affaire serait prospère si ces cassettes, sitôt éditées, n’étaient largement piratées... Elle ne durera qu’un an et sera vendue à Fouad Antoun Productions. Quant à son poste à Almostakbal, il le conservera encore jusqu’en 1982 : la publication du récit de sa romance avec la ravissante Sylvia Kristel, star à la renommée internationale du film “Emmanuelle”, marque un coup d’éclat qui lui permet de quitter par la grande porte la rédaction d’Almostakbal et la presse écrite. Comment faire plus fort que cela ?

Entre-temps, Raghid a trouvé le créneau qui le mettra à même de se tailler l’une des premières places dans un média promis à une carrière fulgurante : la radio.

 

L’idée de Radio-Orient germe dans son esprit en 1981, lorsqu’il apprend que la FM française va être très prochainement libéralisée. Initialement, Raghid veut agir en toute légalité: il dépose donc un dossier auprès de la Commission Consultative des Radios Locales Privées pour demander une fréquence. L’histoire lui donnera assez vite tort, puisque toutes les demandes similaires restent couchées sur papier, et que seules les radios pirates émettant déjà se voient dotées d’une fréquence en bonne et due forme... « C’est là que, plus que jamais, je me suis lancé dans les émissions pirates pour faire légaliser un état de fait », explique-t-il.

 

Si Radio-Orient est arrivée trop tard pour faire partie de la première vague d’autorisations, son concept est d’une parfaite pertinence dans la mouvance des radios communautaires. Radio Notre-Dame, station de l’archevêché de Paris, reçoit l’autorisation d’émettre le 7 décembre 1981 ; Radio Communauté, future RCJ dédiée à la communauté juive, voit le jour la même année... Logiquement, la communauté musulmane de Paris devrait elle aussi avoir droit à sa propre station. El Chammah le sait. Malgré sa totale inexpérience dans le domaine de la radio, il se positionne aussi rapidement que possible sur ce créneau potentiellement porteur. S’il manque d’expérience, il a les moyens financiers d’assurer le lancement et assez d’inventivité pour pallier à un statut d’amateur qu’il partage d’ailleurs avec la quasi-totalité des inventeurs de la radio libre...

Il dessine lui-même le logo, une tour Eiffel surmontée d’un palmier. La première transmission, pour bien marquer sa volonté de faire de sa station la voix de l’Islam républicain en France, est La Marseillaise, le 22 mars 1982.
 

Dans sa première époque, héroïque et artisanale, Radio-Orient ne diffuse que de la musique et les cinq appels quotidiens à la prière. Il s’agit d’occuper le terrain, d’exister, de prendre date. L’émetteur, relié à un simple magnétophone, se trouve dans un studio de Montmartre, rue Lamarck. À cause de problèmes techniques d’« intermodulation» des fréquences et du champ radioélectrique des émetteurs, les émissions sont d’ailleurs souvent captées par toute autre chose qu’un poste de radio : les Montmartrois entendent parfois Radio-Orient dans leur répondeur téléphonique, leur tourne-disques, voire leur réfrigérateur…

 

Le général de brigade Hicham Jaber, alors tout jeune commandant de l’armée libanaise – et futur commandant de la place militaire de Beyrouth – se souvient de la surprise qui l’attendait un jour, alors qu’il roulait dans Paris dans la voiture  de Raghid el Chammah. La voix d’Oum Kalsoum s’élève dans le luxueux habitacle. Le commandant Jaber demande à son ami s’il s’agit d’une cassette.

  1. -Non, répond Raghid, c’est la radio.

  2. -La radio ? Quelle radio ? Ici, à Paris ?

  3. -Oui, ici à Paris. Radio-Orient.

  4. -Radio-Orient ?

  5. -Oui, Radio-Orient. Ma radio.

« Tout d’un coup, raconte le général Jaber, le son est coupé. Raghid blêmit et braque le volant en direction des Grands Boulevards. On se dirige vers Montmartre où était situé l’émetteur de Radio-Orient. On pousse la porte: c’était un local vide, pas d’employé, sans même un gardien. Le studio n’était autre qu’un magnétophone à bandes, réglé pour diffuser en boucle un programme d’une durée de huit heures avant de reprendre le même programme depuis le début pour une nouvelle « séquence » de huit heures. Ce jour-là, par malchance, la bande fragilisée par les multiples lectures avait cassé, arrêtant ainsi les émissions et réduisant Radio-Orient au silence de  la simple fréquence porteuse que diffusait l’émetteur. Tout Radio-Orient était dans ce studio, tout le studio était dans ce local vide, et tout le local était dans cette clé que portait Raghid ! »

Deux mois plus tard, ce sera ce même commandant Jaber, doté d’une voix au timbre magnifique, qui enregistrera le jingle de Radio-Orient au hasard d’un voyage à Paris. Ce jingle mixé à partir de la bande sonore du film culte “Le Message” de Mustafa Akkad4, passera plus de dix ans sur les ondes, et deviendra pour ses compatriotes une petite musique familière : “Izaat al chark, sawt al arab wal Muslimin fi Paris”.
 

 

Cependant, la station vogue toujours dans un no man’s land juridique. « J’étais dans l’irréel, avoue el Chammah. Mon plus grand allié, c’était la pérennité. »

Or pour durer, il faut non seulement se maintenir, mais se développer et se professionnaliser. S’assurer d’une telle légitimité que la Haute Autorité ne puisse faire autrement que d’accorder une fréquence officielle. Radio-Orient a besoin d’argent.

 

À la recherche d’un sponsor
 

 

En homme de marketing, Raghid el Chammah a vite fait de cibler son sponsor. À l’époque, seuls l’Iran de l’ayatollah Khomeiny, la Lybie du colonel Kadhafi, l’Égypte ou l’Arabie Saoudite ont les moyens d’appuyer son projet. Mais l’Iran chiite représente une confession minoritaire dans le monde musulman et Raghid el Chammah se voit mal, c’est le moins qu’on puisse dire, prôner par le truchement de ses ondes l’exportation de la révolution islamique, d’autant qu’il est Sunnite. La Lybie est très dynamique sur le plan médiatique : elle a notamment financé en 1977 le film Le Messager (Al Rissalat, The Message) avec Anthony Quinn, produit par Mustafa Akkad. Mais elle n’est pas en odeur de sainteté dans les années 1980... Quant à l’Égypte, les accords de paix avec Israël signés par Anouar el Sadate l’ont mise au ban du monde arabe et de plus, l’université Al Azhar du Caire n’est pas assez omnipotente pour représenter la référence absolue en matière d’Islam.

Seule la Mecque dispose d’une légitimité incontestable dans la totalité du monde musulman. Le choix de l’Arabie Saoudite s’impose donc comme une évidence.

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Le fondamentalisme que l’on reprochera une vingtaine d’années plus tard au wahhabisme (branche de l’Islam pratiquée en Arabie Saoudite, qui dicte une stricte conformité à la Sharia) est pour l’instant entièrement dans le camp de l’Iran des mollahs. Alliée des grandes puissances occidentales, l’Arabie Saoudite véhicule alors l’image d’un Islam « trendy » -- le mot est de Raghid el Chammah --, prospère et puissant. La France est en affaire avec le royaume et les fastes des princes arabes éblouissent les capitales européennes...

 

Raghid n’a pas oublié la visite non programmée du prince Salman dans les bureaux d’Almostakbal. Depuis, chaque fois que le prince se rend à Paris, le jeune journaliste fait en sorte d’être là pour être parmi les dizaines de membres de la communauté l’accueillant à sa descente d’avion. Le prince Salman n’est pas seulement le puissant gouverneur de la province de Riyad : on le surnomme aussi le « prince de la communication », tellement son majlis compte de journalistes, d’hommes de lettres et de culture. Il est donc temps de se rappeler à son bon souvenir…

Raghid el Chammah confie son projet à son ancien patron, M. Nabil Khoury, qui lui rédige une lettre de recommandation manuscrite à remettre au prince. Puis un deuxième ami, Farouk Arbid, rappelle à son attention l’ancien président de la République du Liban Camille Chamoun. Raghid était en quelque sorte devenu, sans le savoir, son « fournisseur » attitré de cravates, toutes achetées chez Dominique France, une boutique de la rue Marbeuf où l’on en vendait de superbes, faites à la main.

Le président Chamoun avait été l’ami du célèbre roi Abdul Aziz, dit Ibn Saud, fondateur de l’Arabie Saoudite. Sa recommandation auprès du prince Salman, fils du roi, serait précieuse.

 

C’est donc par Beyrouth, ravagé par les bombardements israéliens suite à l’opération « Paix en Galilée », que Raghid el Chammah transite en route pour Riyad. Il est très aimablement reçu par le président Camille Chamoun, « président à la beauté hollywoodienne – c’était Cary Grant --, au chic époustouflant, au franc-parler décapant, à la gentillesse et à l’humilité extrême… », précise Raghid. Il lui explique la situation. Le président Chamoun  fait rédiger par ses services une lettre de recommandation à l’intention du prince Salman, qu’il signera lui-même. « L’une des plus belles lettres de recommandation que j’aie jamais lues, d’un style extrêmement distingué et au contenu très flatteur pour moi »5.

 

C’est donc muni de ces deux lettres de recommandation que le patron de Radio-Orient atterrit à Riyad.

À l’époque, le gouvernorat de Riyad est situé à côté du Masmak, un fort mythique dans l’histoire du Royaume, dont le roi Ibn Saud avait fait son palais.

Raghid el Chammah se présente sans rendez-vous au gouvernorat où, tous les matins, le prince Salman tient son majlis (littéralement « l’endroit où l’on s’assied » ; par extension, lieu de législation). Il se joint aux Bédouins, dont certains portent une barbe blanche teinte en orange par le henné, venus présenter leurs doléances écrites à la main sur un petit papier qu’on appelle le maaroud (« l’exposé »). Il s’assied dans un coin et observe les officiers du protocole, jusqu’à ce que le prince sorte de son moukhtassar (littéralement « réunion en petit comité », autrement dit son bureau). Les Bédouins s’alignent en file pour lui présenter tour à tour leur maaroud, en lui embrassant soit l’épaule, le nez ou le front, selon leur degré d’allégeance (le baisemain, considéré comme un signe de servitude, ne se pratique pas en Arabie Saoudite). Le prince parcourt les maaroud et les remet à l’un ou l’autre de ses aides de camp : les placets seront ensuite transmis aux services pertinents du gouvernorat.

Le prince aperçoit Raghid : il le reconnaît manifestement pour l’avoir rencontré à Paris à quelques reprises mais il ne semble pas le replacer, et l’observe tout en prenant un peu distraitement les maaroud. Alors que son tour n’est pas encore arrivé, et pour sortir le prince de sa perplexité, le jeune homme lance son nom. Sur un signe du prince, l’un des Bédouins qui se trouvent devant lui cède sa place.

Raghid n’a pas trouvé digne de rédiger un maaroud. Quand le prince finit de recevoir ses placets, il lui fait signe, avec le tact et l’élégance qui est le propre des princes de la famille Al Saud, de le suivre dans son bureau. Raghid lui explique son projet. Contrairement à beaucoup d’Arabes, le prince n’est pas seulement un homme du verbe, mais aussi un homme de l’écrit : il tient à lire dans le détail, pour avoir le temps d’assimiler les dossiers et de se prononcer en toute équité – attitude d’homme d’État que Raghid el Chammah retrouverait plus tard chez le président tunisien Zine el Abidine Ben Ali.

Le prince Salman demande donc à son interlocuteur d’écrire une lettre qu’il fera suivre au ministère de l’Information saoudien, accompagnée d’une recommandation personnelle. Bien entendu, Raghid a déjà préparé cette lettre : le prince Salman, surpris, la parcourt, puis la lui rend en lui tendant un stylo afin qu’il numérote les pages.

« Cela m’a tellement frappé que depuis ce jour, raconte l’intéressé, je vérifie systématiquement la numérotation des pages sur tout document. »



 

L’affaire semble bien engagée. Raghid rentre à l’hôtel Marriott et c’est là, comme il le raconte, qu’il commence « à vivre l’expérience de l’intemporel en Arabie Saoudite ». Les téléphones portables n’existent pas,  les e-mails pas encore et les télécopieurs sont rares : c’est donc une longue attente dans la chambre d’hôtel, auprès du téléphone, qui s’engage.

Au bout de quinze jours à tourner en rond, le coup de fil tant attendu arrive : Raghid el Chammah est reçu par les services du ministère de l’Information. Le Dr Abdulaziz Khoja et le Dr Saleh Ahmad Bin Nasser, respectivement vice-ministre de l’Information et directeur général en charge de la Communication, ont pris connaissance de son projet et lui promettent d’envoyer une délégation à Paris afin de l’étudier de plus près.

 

L’intérêt de l’Arabie Saoudite pour Radio-Orient tombe sous le sens : les gardiens de la Mecque ont le devoir de propager l’Islam à travers le monde, notamment à travers le bras séculier du Royaume, la Ligue Islamique Mondiale, ONG basée en Arabie Saoudite, accréditée par l’UNESCO et l’UNICEF, possédant un statut d’observateur à l’ONU. À cette époque, l’Islam n’est pas perçu comme étant « agressif » ou suspect aux yeux de la communauté internationale et l’Arabie Saoudite dépense des millions de dollars pour en faire la propagande. L’idée que l’Islam soit promu à Paris, capitale très catholique aux yeux du monde arabe, est vue d’un bon œil. Les moyens dont dispose le prosélytisme musulman sont alors assez limités : Internet n’existe pas et les chaînes câblées ne sont pas encore développées en dehors de l’Amérique du Nord. Seuls les prédicateurs envoyés de par le monde peuvent propager le message de l’Islam. De plus, la FM n’est pas encore connue au Royaume : Radio-Orient est un nouveau concept de communication pour l’Arabie Saoudite qui, jusque-là, ne soutenait que l’écrit ; dans l’esprit des interlocuteurs d’el Chammah, seuls les États peuvent opérer des stations de radio. Mais cette idée nouvelle représente l’avant-garde de la multitude de médias qui déferleront une bonne dizaine d’années plus tard sur les ondes, comme IQRA TV et MAJD TV, les chaînes satellitaires de programmes islamiques de l’Arabie Saoudite.


 

La peur du silence radio
 

 

Malgré l’accueil favorable qu’il a reçu à Riyad, Raghid el Chammah sait que la partie n’est pas gagnée. Radio-Orient n’est pas autorisée bien qu’elle soit tolérée par les autorités françaises – d’entrée de jeu, le journaliste a soigné ses relations avec le ministère de l’Intérieur, chargé entre autres du culte en France, d’autant que Radio Orient est perpétuellement sujette aux aléas des brouillages de fréquence et au risque de saisie des émetteurs. Hanté par la peur du silence radio, Raghid vit en permanence avec Radio-Orient en toile de fond sonore.

 

Un premier incident a déjà failli avoir raison de la station : Radio-Orient a été forcée de retirer son émetteur de Montmartre. En effet, après les attentats meurtriers perpétrés à Paris (rue Marbeuf le 22 avril, rue des Rosiers le 9 août 1982) d’une part, et les massacres de Sabra et Chatila d’autre part (les 16 et 17 septembre 1982), les riverains n’ont plus toléré la présence d’une radio de langue arabe dans leur quartier de peur d’attentats de représailles, et ils ont entamé une grande campagne pour que l’émetteur soit démonté. « J’ai dû commencer mon chemin de croix à la recherche d’un lieu susceptible d’héberger une radio souffrant d’un double handicap : celui d’être pirate, et celui de diffuser en arabe… », raconte Raghid.

 

Radio-Orient s’est donc installée dans une studette du 50 avenue Foch, dans le seizième arrondissement de Paris. Un local supplémentaire est prêté par le propre neveu du roi Fahd, le prince Saud bin Saad avec lequel Raghid el Chammah, dont la famille habitait l’immeuble, s’est lié d’amitié. Les programmes sont transmis entre minuit et six heures du matin, via une liaison téléphonique, par le truchement d’une radio communautaire pirate elle aussi, celles des Phalangistes libanais, la Voix du Cèdre, qui possède un émetteur de le treizième arrondissement. « Comme je ne diffusais que de la musique et deux appels à la prière », explique Raghid el Chammah, « le contenu de mes émissions n’entrait pas en conflit avec ceux de la Voix du Cèdre. » Ce rapprochement obéit d’ailleurs aux consignes de la Haute Autorité, qui exige le regroupement des radios locales aux formats « proches ».

 

Mais le 17 août 1983, plusieurs stations illégales, parmi la centaine que compte la France, font l’objet d’une descente de police et d’une saisie musclée de leur matériel ordonnées par le ministère de la Communication, dont la célèbre Carbone 14, Radio Libertaire et La Voix du Cèdre. Deux jours plus tard, c’est au tour de la station de droite Radio Courtoisie.

Raghid el Chammah est de passage à Beyrouth lorsqu’il apprend que, du fait de la saisie de l’émetteur de la Voix du Cèdre, Radio-Orient a cessé d’émettre pour la deuxième fois de son histoire.

 


 

Le succès grâce au téléphone arabe…
 

 

Reste à trouver un nouveau lieu où héberger la station. Grâce à Mme Marie-Claude Salabi, agent immobilier, et du cabinet d’administration de biens dirigé par M. Jacques Hellier du Verneuil, Raghid el Chammah déniche un petit local au 10 boulevard des Batignolles, dans le dix-septième arrondissement. Il y monte son émetteur. Le dix-septième n’est pas un emplacement idéal pour un émetteur mais l’essentiel, c’est de continuer d’émettre donc d’exister. La fréquence qu’il emploie, 106,5 MHz, se trouve sur une bande encore réservée à l’armée qui ne l’utilise pas.

Radio-Orient peut enfin reprendre ses émissions le premier jour du Ramadan de 1984 : mais cette fois, grâce à son studio, il peut diffuser des émissions en direct  en interactivité avec les appels des auditeurs. Ses quizz sur des questions de culture musulmane et de culture générale – dont les animateurs ne connaissent pas toujours les réponses, d’ailleurs ! -- lui permettent de mesurer la popularité de Radio-Orient, malgré l’absence de sondages. Dès le début, elle fait 1% de l’audience générale du paysage radiophonique parisien, ce qui la place en 5ème ou 6ème position : c’est de loin la première radio communautaire. Ses collaborateurs sont recrutés dans la presse libanaise émigrée : certains sont issus de la presse écrite (dont Nibal Moussa, secrétaire de rédaction adjoint d’Almostakbal et principal animateur des prime-time, journaliste volontaire, dévoué et dédié au projet de Raghid el Chammah) ; d’autres sont pigistes à la SOMERA (qui diffuse RMC Moyen-Orient depuis un émetteur basé à Chypre), le pôle radio arabophone de la SOFIRAD. Quant à la musique, grâce à un accord passé avec la maison d’édition du légendaire animateur de l’émission “American Top 40”, l’Américain d’origine druze libanaise Casey  Kasem, Radio-Orient diffuse le Top 40 américain aussi bien que les chansons des stars de la musique arabe, Oum Kalsoum en tête...
 

Radio-Orient émet 24 heures sur 24 grâce un appareil muni du système “auto-reverse”,  lisant automatiquement des bandes magnétiques de six heures, dans un sens puis l’autre, pour permettre une diffusion permanente.

 

« Durant tout le Ramadan, la notoriété de Radio-Orient s’est répandue grâce au téléphone arabe : c’est ce qui m’a donné la force de m’accrocher », se souvient Raghid el Chammah.

Pourtant, la station lui coûte cher, sans perspective de revenus puisqu’elle n’a pas l’autorisation d’émettre et que même si elle l’avait, la publicité est pour l’instant interdite sur les radios locales. Il paye quinze personnes de sa poche et, presque à court d’argent, doit vendre des biens et emprunter de l’argent à son père. La notoriété de Radio-Orient s'accroît encore lors du Ramadan suivant, ses animateurs sont de plus en plus populaires – « Nous avons créé des stars », dit son fondateur … « Je me réjouis de les voir et de les entendre aujourd’hui sur les grandes chaînes satellitaires arabes ».

 

Double coup de théâtre à Riyad
 

 

Mais le soutien tant attendu de l’Arabie Saoudite se laisse toujours désirer. Mohamad Abdo, le ministre de l’Information qui avait reçu Raghid el Chammah, encadré de ses deux directeurs généraux, le Dr. Abdulaziz Khojah et le Dr. Saleh Ahmad bin Nasser, ainsi que le directeur général des services techniques du ministère, le Dr. Alaudin  Askari, et qui avait envoyé une délégation à Paris, n’est plus en poste.

 

Il faut donc retourner à Riyad pour rencontrer son successeur, le général  Ali bin Hassan al Shaer, ancien attaché militaire de l’Arabie Saoudite à Beyrouth, devenu ambassadeur de Riyad au Liban.

  1. -Il faut considérer que tout ce qui arrivé avant moi est nul et non avenu : c’est comme s’il n’y avait jamais eu de ministère de l’Information, lui déclare ce dernier.

  2. -Mais cela fait un an que j’attends, lui répond Raghid

  3. -Vous avez attendu un an avec mon prédécesseur, vous pouvez bien me donner une semaine rétorque le nouveau ministre

Le ministre lui redemande donc son dossier pour en prendre connaissance.

 

Raghid el Chammah attend donc. Une, deux, trois semaines. Il part, revient, revoit le prince Salman qui relance le ministre de l’Information…

Enfin, il reçoit la convocation tant attendue : elle est de très bon augure, puisqu’on lui envoie un billet d’avion et un visa (jusque-là, il a toujours acheté son propre billet d’avion, et reçu son visa de visiteur grâce aux bons offices du Prince Saud bin Saad bin Mohamad bin AbulAziz, petit-fils de Ibn Saud,  neveu du roi Fahd et future gendre du roi Abdallah).

 

Le 7 décembre 1984, Raghid el Chammah prend un vol de la Saudi Airlines à destination de Riyad, sur invitation du Dr. Ali Abdul Aziz al Khodeiri, directeur général de la radiodiffusion saoudienne.

S’il échoue, c’est la fin de Radio-Orient qu’il n’a plus les moyens de tenir à bout de bras. Aussi, c’est le cœur battant qu’il se présente chez Khodeiri, qui lui lit une lettre lui annonçant que « Al Makam Al Sami », « Le Noble Siège » (c’est ainsi que l’on désigne le roi, dans un équivalent de l’expression ottomane « La Sublime Porte ») a rendu sa décision : Radio-Orient ne recevra pas de soutien financier.

«  Et là, je suis scié non pas en quatre, mais en mille morceaux » raconte Raghid.

Le jeune homme est secoué par la nature très officielle de cette communication : en « enfant du royaume » qu’il est devenu à force de fréquenter les allées du pouvoir saoudien, il comprend toutes les subtilités du langage employé.

Deux ans ont passé depuis qu’il a présenté sa première requête de soutien financier : « À aucun moment on ne m’avait dit niet. Au contraire, la façon dont on m’avait reçu et écouté m’avait encouragé à tenir. J’étais en état de choc, les jambes coupées. Je me voyais pauvre, mendiant, à la rue, complètement ruiné. »

Khodeiri lui fait comprendre que la décision vient directement du palais royal, et qu’elle est irrévocable.

 

S’il rentre en France sans la certitude de son soutien, ce sera pour mettre la clé sous la porte. Il ne s’agit pas de profit, mais de passion : Radio-Orient, c’est plus qu’un projet, c’est son bébé, qu’il défend bec et ongles. « Mon ego, ma fierté, mon battement de cœur, c’était qu’elle reste à l’antenne. »

 

Il écrit aussitôt une lettre désespérée au prince Salman. Le lendemain, il se rend à son majlis pour lui remettre un maaroud. Cette fois-ci, il décide de faire  la queue comme tout un chacun, pour souligner par l’exagération la situation dans laquelle il se retrouve. Le prince lit la lettre devant lui puis le fait attendre dans le bureau de l’un de ses aides de camp, auquel il dicte une lettre qui doit être remise au roi, son frère. Le lendemain matin, dès huit heures, Raghid el Chammah se précipite au secrétariat du prince pour s’assurer que la lettre est bien partie, puis il rentre à l’hôtel s’asseoir près du téléphone.

Il attend ainsi quinze jours, au terme desquels la direction de l’hôtel Marriott lui fait savoir que le ministère de l’Information ne peut plus prendre en charge son hébergement, limité à deux semaines pour les invités. Le prince Saud, son ami, pourrait l’accueillir : mais le palais de la mère de ce dernier, Om el Hamam, est situé à une dizaine de kilomètres du centre-ville, loin du centre névralgique des décisions. C’est la mère du prince Saud, la princesse Madawi bint Abdul Aziz, qui offre gracieusement de prendre en charge son séjour à l’hôtel ; le prince Meteib bin Saud bin Saad, mari de la cousine par alliance de Raghid, la princesse Anoud bint Ahmad bin Abdulrahman6, lui fournit de quoi assurer ses dépenses quotidiennes.

Au bout d’une semaine, il reçoit un coup de fil d’Ali Ahmad al-Qahtani, directeur de cabinet du ministre de l’Information : ce dernier lui donne rendez-vous pour le surlendemain. M. al Shaer, qui a reçu une lettre « très signalée » du prince Salman, informe alors Raghid el Chammah des motivations à l'origine du refus de soutien financier, en lui parlant « avec le côté "jésuite" de la grande administration ». Il s’avère que le  Palais Royal, sollicité par le ministre, a mené son enquête sur Radio-Orient, et s’est adressé à Jamil al Hajeilane7  ambassadeur d’Arabie Saoudite en France, pour recueillir son avis.

Or al Hajeilane ne porte pas Radio-Orient dans son cœur. Chaque fois qu’il croise Raghid à Paris, c’est pour lui adresser des « compliments » qui sont en réalité des dénigrements : le plus spectaculaire et le plus mémorable « compliment » fut exprimé dans la demeure parisienne du Prince Sultan,  avenue Foch :  l’ambassadeur al Hajeilane, mécontent de croiser une délégation de la radio, dont les locaux jouxtent la demeure du prince, se félicite publiquement non sans sarcasme et cynisme que « la petite » Radio-Orient soit « très écoutée chez lui, surtout dans ses cuisines par le personnel de maison » (maghrébin dans sa majorité). Ancien ministre de l'Information et se présentant comme créateur de la radiodiffusion saoudienne, Jamil al Hajeilane, comme il n’est pas à l’origine du projet, veut faire en sorte de le saborder. L'idée qu’Ali al Shaer soutienne un projet de radio sur le territoire français sans le consulter au préalable le met hors de lui, lui qui était ministre de l'Information quand al Shaer n'était que simple officier dans l'armée saoudienne. Dans une communication cryptée reçue au cabinet royal par le prince héritier Abdallah8, via le ministère des affaires étrangère  al Hajeilane affirme que « toutes les radios locales privées arabophones opérant sur le territoire français sont illégales car non-autorisées et devraient être saisies à tout moment par les autorités françaises». Aussi, « pour éviter un incident diplomatique entre la France et l’Arabie Saoudite », il recommande de « surseoir à l’octroi d’un soutien financier à Radio-Orient jusqu’à ce que la station obtienne une autorisation d’émission en bonne et due forme ».

Al Shaer fustige le télégramme de l'ambassadeur: « J'ai tout fait pour obtenir l'aval du Palais Royal avant que notre frère Abou Emad [surnom de Jamil al Hajailane] ne me coupe  le chemin ! Pourtant, c'est moi qui décide de la politique d'information du Royaume et non l'ambassadeur à Paris !!! »

 

S’ajoute à ce baiser de la mort une certaine défiance du ministre de l’Information, qui ne porte pas la presse libanaise dans son cœur depuis qu’il l’a fréquentée, alors qu’il était en poste à Beyrouth. Quand les patrons de presse libanais viennent faire antichambre dans ses bureaux pour obtenir leurs subventions annuelles, il prend un malin plaisir à les faire attendre des heures, tous ensembles, pour les humilier et leur montrer son mépris. Raghid el Chammah les voit faire le pied de grue, alors qu’il a lui-même ses entrées dans les bureaux du ministère. Cependant, malgré la sympathie dont jouit sa cause, son statut hors normes éveille quelque perplexité.

« Un, parce que j’avais fait tout mon parcours à la mission laïque française, ce qui ne me rendait pas crédible dans ma mission de communication cultuelle. Deux, parce que je n’avais aucune expérience dans la radio : je sortais des rangs de la presse écrite. Trois, parce que je m’étais taillé une réputation de spécialiste des célébrités, ce qui s’accordait mal à un statut de promoteur de l’Islam. Et surtout, j’avais un grand handicap : mes interlocuteurs, qui avaient cinquante ans d’âge en moyenne, si ce n’est plus, n’arrivaient pas à croire qu’un jeune de vingt-quatre ans puisse mener un tel projet à terme. En plus, pour eux, une radio ne pouvait être qu’étatique. La leur diffusait seize heures par jour et employait 800 personnes pour un budget de plusieurs dizaines de millions de dollars ; la mienne, qui appartenait à un particulier de 24 ans, émettait vingt-quatre heures sur vingt-quatre, avec une trentaine de journalistes et de techniciens, et ne nécessitait qu’un budget de « quelques » millions de francs. Le tout, dans la capitale de la Fille Aînée de l’Église, Paris ! J’ai mis deux ou trois ans à faire oublier ce parcours. Certains Saoudiens ne croyaient ni en mon projet ni en mon âge », raconte l’intéressé.

« Retourne à tes interviews des belles célébrités, elles nous manquent et tu y trouveras plus ton compte », lui assène non sans cynisme Mohamad al Oteibi, principal collaborateur du prince Salman, ce qui manque de mettre Raghid en sanglots.

Le problème, c’est qu’avec eux, la réponse, au cours de cette longue attente, n’est jamais négative : « Les Saoudiens ne disent jamais non, c’est à vous de comprendre. »

 

Cependant, le soutien indéfectible du très respecté prince Salman, qui reçoit sans cesse des échos favorables au sujet de Radio-Orient de la part des princes et des diplomates de passage à Paris, finit par porter ses fruits : le ministre de l’Information lui annonce qu’il va demander l’autorisation exceptionnelle de débloquer un soutien urgent puisé dans les fonds spéciaux, en attendant le budget de la nouvelle année.

À ce stade, Raghid el Chammah est résigné : rassuré par l’idée d’une issue favorable, il n’attend plus des millions, mais le minimum nécessaire pour sortir de cette histoire la tête haute : « J’avais déjà fait faillite dans ma tête ».

L’attente continue… Elle dure depuis plus de  deux mois. Le 28 février 1985, Raghid se résigne enfin à plier bagages et à rentrer à Paris.

Mais deux jours plus tard, à peine arrivé à Paris, le 2 mars, jour de son anniversaire, coup de théâtre : on l’appelle de Riyad, où on le cherche partout. Un « petit chèque symbolique » de $75 000 l’attend. Faut-il le lui envoyer par DHL ? Raghid el Chammah n’a pas l’intention de se fier aux lenteurs des expéditions par courrier. Il répond aussitôt « non, j’arrive » et fait l’aller-retour Paris-Riyad. Vingt-quatre heures de voyage, pour une somme qui couvrira à peine ses frais de séjour en Arabie Saoudite.

 

Soulagé par l’issue favorable mais déçu par le montant accordé, Raghid ne peut que s’accrocher. Le gros du travail est déjà fait, maintenant il faut améliorer le résultat. C’est bien vu, car le prince Salman lui réserve une autre surprise. Il a trouvé, dans la formulation même du télégramme rédigé par l’ambassadeur al Hajeilane au Palais Royal, la solution au problème de financement de Radio-Orient. S’il ne convient pas à l’Arabie Saoudite de soutenir une radio non autorisée en France sous peine d’incident diplomatique, qu’à cela ne tienne. Il a trouvé un sponsor qui n’est pas Saoudien pur sang. Un homme riche, qui doit sa fortune et sa puissance à l’Arabie Saoudite, et pour qui un simple souhait émis par le gouverneur de Riyad aura force d’ordre…


 

fin du premier chapitre

 

A suivre ....

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